Voilà qui dépasse un peu le cadre de la protection féline, mais les amis et protecteurs des animaux s'y retrouveront certainement...
Propos recueillis par CLÉMENT PÉTREAULT
Le Point.fr : L'humanisme traditionnel n'a pas su protéger l'animal ?
Luc Ferry : En effet, c'est le moins que l'on puisse dire. Dans la tradition issue de Descartes, tradition qui a été très influente dans le droit français jusqu'à une date récente, on a considéré l'animal comme une simple chose, totalement dénuée d'intelligence et de sensibilité. Descartes comparait les animaux à des machines, à des automates semblables à des montres. Il va jusqu'à prétendre que les cris qu'ils poussent sous le scalpel pendant une vivisection n'ont pas plus de signification que le timbre d'une pendule. Plus tard, par exemple chez Kant, ça progresse quand même : on prohibe le sadisme envers les bêtes, mais, en fait, ce n'est pas pour protéger l'animal lui-même, l'animal en tant que tel, mais seulement pour épargner aux humains le spectacle d'actes de cruauté qui pourraient les choquer ou, pis, leur donner de mauvaises idées. C'est dans cet esprit que la fameuse loi Grammont de 1850 entend punir les cruautés commises en public et limitées aux animaux domestiques. En privé, ou avec un animal sauvage, tout est encore permis...
Donc, il faut en finir avec la thèse de l'animal-machine ?
Oui, évidemment, c'est une thèse absurde qu'aucun biologiste ne défend plus aujourd'hui. D'ailleurs, comme le faisait déjà observer Maupertuis contre Descartes, si les animaux étaient vraiment des machines, personne ne s'amuserait à leur faire du mal. On n'a jamais vu quelqu'un torturer une pendule ! Les animaux souffrent, ils ont des affects, des émotions. Du reste, depuis la seconde moitié du XXe siècle, le droit français n'a cessé de progresser dans le bon sens, mais il est trop souvent resté à mi-chemin. Par exemple, les animaux sauvages sont encore considérés comme de purs objets et ils ne bénéficient d'aucune protection...
Pourquoi cette question émerge-t-elle seulement maintenant ?
À vrai dire, elle est aussi ancienne que la philosophie. Vous trouvez déjà dans l'Antiquité, par exemple chez Plutarque, des textes qui sont sensibles à la cause animale. Cela dit, vous avez raison, la question prend de plus en plus d'ampleur, sans doute parce qu'il y a en France des dizaines de millions d'animaux domestiques et que tous ceux qui ont un chien ou un chat savent parfaitement, sans avoir besoin d'être de grands scientifiques, qu'ils sont tout sauf de simples choses...
Peut-on donner des droits à tous les animaux et rester carnivore ?
Il ne s'agit surtout pas de faire des animaux des sujets de droit, ce serait à mes yeux parfaitement ridicule, mais simplement de les protéger contre des formes de cruauté qui continuent d'exister de manière scandaleuse. On peut élever des animaux sans les faire souffrir. J'ai vu dans un laboratoire un scientifique enfiler une seringue dans l'oeil d'une souris, la vider de son sang et la jeter encore vivante dans la poubelle. Est-ce bien utile ? C'est immonde, voilà tout...
Ne faut-il manger que des animaux heureux ?
Ça vaudrait mieux, de même qu'il vaut mieux, comme disait Coluche, mourir en bonne santé...
Vous parlez de souffrances inutiles. Est-ce à dire qu'il existe des souffrances utiles ?
Certaines formes d'expérimentation animale sont encore vitales pour l'homme. Reste qu'on pourrait sans aucun doute en diminuer considérablement le nombre et réduire à presque rien les souffrances qu'on inflige à ceux que Michelet appelait "nos frères inférieurs". On dira qu'une charte de bonne conduite concernant les animaux de laboratoire a déjà été signée entre différents ministères. Sans doute, mais elle n'a aucune valeur légale ni impérative et, dans les faits, on peut leur faire à peu près n'importe quoi !